La
ligne de travail
que je poursuis pour la compagnie depuis quelques années,
me positionne une fois de plus devant la nécessité
d’approfondir un répertoire entre profane et sacré.
En procédant sans hâte par dévoilements
successifs, là où le regard souvent effleure,
où l’attention somnole. Avancer avec gravité
et humour en dehors de toute logique de rentabilité et
de consumérisme.
Il m’est réjouissant et vitalisant de repartir
avec une équipe pour un voyage au plus près de
soi. Fabriquer du sensible, ce n’est pas se poser la question
: quel type d’art nous voulons faire, mais dans quel monde
nous voulons vivre.
L’imaginaire n’est pas le divertissement. Le rêve
est véhicule et créateur de symbole, il n’est
pas une évasion mais un moyen d’élargir
notre champ de perception du réel, en aiguisant la conscience
que nous avons du monde.
Là où l’illusion règne, l’art
plie bagage, devient valeur abstraite.
L’imaginaire est le moyen d’appréhender la
vie avec plus de liberté, de tordre le cou à l’asphyxie
de nos sens, d’approcher une dimension qui est sans commune
mesure avec la case où l’on s’enferme dans
un formatage consensuel.
Interroger les mythes et les légendes permet de renouer
avec la part infinie et mystérieuse de notre présence
au monde, d’être plus créatifs donc plus
solidaires, de libérer les tensions des rivalités
stériles et oppressives.
Je me souviens de ce très beau texte de Peter Weiss,
qui disait : « Tant que nous n’aurons pas déverrouillé
nos propres cachots intérieurs, toute notre révolte
restera un sursaut de détenus chaque fois écrasé
par nos propres compagnons de bagne. »
Que doit-on emporter aujourd’hui pour de nouvelles appréhensions
et de nouveaux rapports, quelles passerelles et quels bagages
pour demain, pour l’autre rive, sur quelles icônes
reposeront nos convictions ?
La saison dernière, nous vous avions présenté
Novecento pianiste, Christophe le Passeur, Jonas. Chacun à
leur façon nous a dit son cheminement, sa traversée.
Chaque fois, il était question de rives à aborder,
dans un mouvement toujours plus au-delà. Leur trajectoire
n’est pas une promenade sans histoire et sans peine. C’est
l’histoire de l’homme au rendez-vous, celui qu’il
a avec lui-même – « lève-toi et va…
vers toi-même ! ». A condition qu’il ne s’y
refuse pas et qu’il accepte cet embarquement sans programme
ni garantie, le contraire d’un voyage organisé
! Dans ce vaste enjeu, le contraire du rêve serait le
repli sur soi-même.
J’aime l’idée du veilleur. Debout, les yeux
ouverts, posté à l’avant du bateau. L’art
et la poésie ont ce rôle. Veilleur, éveilleur.
« Il arrive qu’un poète exprime mieux que
n’importe quel expert ce qui s’est passé,
ce qui se passe, parce qu’il n’observe pas la surface
des choses, mais descend et creuse dans les mines de l’Humain.»
(E. Scalfari)
Je propose que pour cette saison, et la suivante, nous déclinions
les thématiques du passage et de la rive à travers
celle du regard.
Le regard apparaît comme le symbole et l’instrument
d’une révélation, mais plus encore, il est
réacteur et révélateur réciproque
du regardant et du regardé. Le regard d’autrui
est un miroir qui reflète deux âmes.
On pourrait y appliquer ces vers de Baudelaire :
« Homme libre toujours tu chemines vers la mer
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets.
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets. »
Le regard est comme la mer
Changeant et miroitant
Reflets des profondeurs
De la mer et du ciel.
Michel Tallaron,
août 2007